Pas une crise
Nous sommes confrontés à une transition vers un nouveau modèle de société plutôt qu’une phase temporaire de dysfonctionnements.
Le mot « crise » est omniprésent dans la sphère publique.
Son utilisation abusive et l’attention prépondérante accordée à l’économie contribuent à une interprétation erronée : nos sociétés feraient face à une période temporaire de dysfonctionnements économiques qu’il suffirait de résoudre pour retrouver l’équilibre antérieur.
Ce faisant, on néglige d’analyser les mutations profondes de nos sociétés, au-delà de la crise économique actuelle, et de traiter ces changements comme des transformations permanentes aussi fondamentales, par exemple, que celles de la transition de la société agricole à la société industrielle.
Les profondes mutations sociétales de ces dernières années ont détruit une grande partie des structures qui déterminaient notre vie quotidienne et constituaient les fondements de nos identités, produisant ainsi une perte de repères et un sentiment d’anxiété.
Les mouvements populistes ont identifié cette fragilité et l’exploitent grâce à une rhétorique simpliste basée sur la confrontation. Ils créent un sentiment illusoire d’identité en désignant des boucs émissaires, en construisant une image de nous-mêmes par opposition à « l’autre » présenté comme un ennemi. Ce populisme identitaire encourage l’éclosion de multiples micro-nationalismes xénophobes qui risquent de déstabiliser davantage encore nos sociétés.
Pour contrer ces mouvements et nous protéger de cette rhétorique et des réponses simplistes fournies par les populistes, nous devons répondre aux quatre questions suivantes :
- Qu’est-ce qui est vraiment en train de changer autour de nous?
- Comment ces changements nous affectent-ils?
- Quelles sont les causes de l’anxiété ambiante?
- Quelle est notre responsabilité dans cette société en mutation?
Constats et perspectives
Notre société est confrontée à de profonds changements qui vont bien au-delà de la crise économique actuelle et qui ont un impact considérable sur la construction de l’identité des individus.
Il est urgent d’instaurer une réflexion et un débat sur les aspects psychosociologiques, culturels, religieux et historiques des mutations sociétales, afin de contrer le repli identitaire et la peur de « l’autre » encouragés par les mouvements populistes partout à travers le monde.
Pour autant, la simple prise de conscience de cette confusion identitaire ne suffit pas. Il faut se doter de moyens de lutte efficaces contre ces tendances inquiétantes et protéger nos sociétés de l’exploitation du sentiment d’insécurité. Beaucoup sont sensibles à cette menace grandissante mais se sentent démunis. Nous sommes confrontés à un manque criant de réponses à la montée des populismes identitaires. Nos sociétés n’ont jusqu’à présent pas réussi à trouver et à mettre en œuvre des réponses efficaces.
Notre objectif est de dépasser la simple dénonciation, de proposer des solutions opérationnelles en renforçant et en mettant en réseaux tous les acteurs concernés par cette problématique. Nous voulons faire émerger des réponses concrètes et utilisables à ce problème d’ampleur universelle.
Nous voulons encourager les décideurs publics du monde politique et économique, de la société civile et des médias à s’emparer de la problématique et à agir de façon concrète.
Nous souhaitons contribuer à l’émergence d’identités ouvertes. Plus que pour faire accepter la diversité, pour faire apprécier toutes les variations culturelles, ethniques et religieuses des individus et faire percevoir la diversité comme un enrichissement qui contribue à l’amélioration de nos sociétés.
Nous voulons promouvoir le vivre ensemble entre des individus, des cultures, des ethnies et des religions différentes au sein d’une société informée et plurielle.
Pourquoi maintenant ?
La société que nous quittons reposait sur des valeurs-ciment, des valeurs admises par tous. Elle était fondée sur des institutions fortes (l’école, la famille, la démocratie représentative, la justice, la science, le travail, l’église, etc.) qui étaient créditées de taux de confiance importants.
Ces institutions prescrivaient les rôles sociaux, les façons de penser et les visions du monde. Cette société fonctionnait grâce à des normes acceptées par tous et à des rôles clairement définis.
Mais le monde change et avec lui nos sociétés et nos cultures. Ainsi, qu’est-ce qui est vraiment en train de changer autour de nous? Comment ces changements nous affectent-ils? Sommes-nous dans un processus de transition vers un nouveau modèle de société?
Les institutions sont délégitimées – Le ciment sociétal s’effrite
Progressivement, sous les coups de butoir de la mondialisation, les systèmes politiques et les institutions de cette société se sont désintégrés, car ils ont été complètement débordés par cette énorme vague de la globalisation.
Ces mutations touchent tout autant les rapports entre individus et institutions (Etat, Ecole, Famille, Eglise, etc.), que les rapports entre individus et économie (le rapport au travail, la confiance dans le système économique, etc.) que celui des relations des individus entre eux (rapports hommes-femmes, enfants-parents, rapport à l’autorité, etc.).
L’individu et l’économie opaque
Depuis la déréglementation de l’économie et sa financiarisation, les gouvernements nationaux et les organisations multinationales ont une marge d’action très limitée, entraînant une faible capacité à réagir face à une crise économique complexe. Laissant l’individu exposé à de fortes conséquences à moyen et long terme. A cela s’ajoute, la sensation d’incertitude et d’instabilité ressentie par les individus vivant une multitude de mutations sociétales dans un monde changeant rapidement.
Le passé et l’avenir de nos sociétés
Durant les années 60 à 80, la croissance économique et la guerre froide structuraient le monde. A cette époque, les clivages étaient essentiellement idéologiques.
Depuis la chute du mur de Berlin et l’évidence que le marxisme en tant que projet politique était vaincu, nous sommes passés de ce monde qui était animé par des conflits idéologiques à un environnement où les clivages sont principalement identitaires et où il y a peu de place pour le débat.
La confiance inhérente aux principaux acteurs de nos anciens modèles de société s’est désintégrée aux grés des turbulences macro-sociétales: l’effondrement de l’ex-URSS, la déréglementation des marchés et de l’économie, les bouleversements géopolitiques majeurs tels que la construction et l’élargissement de l’Union européenne, l’apparition des économies émergentes, les pays du BRICS, l’affaiblissement des identités collectives et des solidarités traditionnelles, etc.
Depuis lors, les individus ont été à la recherche de nouveaux acteurs leur donnant un sentiment de stabilité et un point de référence auxquels ils peuvent se raccrocher. Ils sont devenus sensibles aux populismes identitaires (sous diverses formes : religieuses, ethniques, ethno-régionalistes, etc.), aux mouvements qui exploitent cette vulnérabilité en pointant des boucs émissaires, en représentant « l’autre » comme l’ennemi et en offrant une « protection » contre cette « intrusion ». La peur et l’insécurité créent un terrain fertile pour des réponses défensives en termes de replis identitaires.
Les utopies politiques étant défaites, on se retranche dans les communautés qui fonctionnent comme cocons protecteurs d’un monde menaçant.
Ce glissement de l’idéologique vers l’identitaire a des effets ravageurs sur l’ensemble de la planète.
Il est moins cinq
Pour l’Europe
Deux Europes émergent :
- l’une identitaire, nationaliste (voire ethno-régionaliste), tribale, xénophobe, repliée, fermée, nostalgique des frontières ;
- l’autre cosmopolite, universaliste, inclusive, ouverte, avec une citoyenneté légitime forte et une appréciation pour la diversité.
Le risque est l’apparition, en Europe, de kyrielle de micro-nationalismes xénophobes.
Les germes apparaissent déjà. Comme disent Guy Verhofstadt et Daniel Cohn-Bendit, « Ce qui s’est produit dans les années 30 peut se reproduire. Réagissons à temps avant qu’il ne soit trop tard ». Une aggravation de la crise sociale et un affaiblissement des « amortisseurs » constitués par nos Etats Providence pourraient accélérer la forte croissance des populismes identitaires qui utilisent le désarroi actuel des populations pour souffler sur les braises de la peur et de la haine de « l’autre » en développant une forte victimisation et un marketing de la peur (« Nous sommes envahis », « Préférence nationale », « Eurabia », etc.) qui sont censés, selon eux, conduire à laver un « affront », une « humiliation », même très ancienne mais rappelée avec force, voire falsifiée. Donc un potentiel de violence important, de crime et de haine que l’on voit s’amplifier dans plusieurs pays. Certaines mobilisations sont davantage porteuses d’un refus de l’évolution du monde et rejettent le « système » dans son ensemble – sans pour autant apporter de projet politique.
… Mais aussi à l’échelle mondiale!
Ce mouvement de « retribalisation », de montée des communautarismes et de repli identitaire déborde largement l’Europe.
Songeons aux « hivers islamistes » qui menacent les révolutions arabes.
Aux multiples conflits en Afrique qui sont souvent animés par des groupes politiques qui, dans leur
quête du pouvoir, jouent sur la fibre identitaire en l’exacerbant.
Pensons aussi à la floraison de mouvements religieux divers aux Etats-Unis qui sont autant de replis dans la conviction de détenir chacun, seul, la « Vérité » et constituent ainsi des blocs identitaires, une dichotomie d’identité entre « eux et nous ».
Aucune région de ce monde désormais globalisé n’échappe à ces replis qui sont précisément des réponses à cette mondialisation vécue comme négation de soi, de sa culture, de sa langue, de ses traditions, de sa religion, etc.
Nous sommes à un tournant.
Le temps de l’action
Le danger est, par notre silence ou notre absence de vigilance, de laisser à ces mouvements une place encore plus grande.
L’enjeu est bien de reconnaître, de comprendre et de faire comprendre les mutations sociétales profondes afin de contrer ces populismes identitaires en proposant des alternatives répondant aux doutes des populations, dont le vertige identitaire est légitime.
Trop souvent domine encore l’attachement à des catégories de pensées et d’actions d’une société que nous quittons. On éprouve des difficultés à rompre avec les modèles classiques.
Nous devons proposer des alternatives qui répondent aux craintes légitimes de la population. Nous devons passer à l’action!